Charles d'Orleans in England (1415-1440), edited by Mary-Jo Arn, Cambridge, D. S. Brewer, 2000, 231 p., avec ill.
"Durant son exil en Angleterre, Charles d'Orléans nous apparaît accablé d'un insupportable ennui. Alourdi, nonchalant, prématurément vieux, il s'épuisait pour mettre fin à sa longue captivité en des démarches inutiles ou puériles, insoucieux de son honneur." C'est que "Courroux, Deuil et Tristesse" étaient les tristes symboles qui veillaient alors à ses côtés." Ainsi Pierre Champion décrivait-il, en 1911, dans sa mémorable biographie de Charles d'Orléans, "l'amère captivité" du poète. Cinquante ans plus tard, Daniel Poirion (Le Poète et le Prince, 1965), évoquait "ces longues années d'étrange existence dans une solitude oisive où le rêve et la réalité finissent par se confondre," ajoutant cependant que le poète avait "pu participer occasionnellement à des rencontres courtoises et mêmes littéraires"; plus tard encore, il parlait de l'Angleterre de Charles d'Orléans comme de "la terre du non-être, de la privation" ("Charles d'Orléans et l'Angleterre: un secret désir," dans Mélanges . . . Jeanne Wathelet-Willem, 1978, p. 505527). Aujourd'hui, une douzaine de spécialistes du poète réunis par Mary-Jo Arn revivifient notre approche des vingt-cinq ans de captivité que Charles d'Orléans passa en Angleterre. Ce ne furent ni un temps d'attente ni une période d'isolement, créateurs d'une poétique de la captivité qui se serait affranchie à son retour d'exil. Au poète captif, d'abord, de son image littéraire, fait place un prince captivant ses geôliers, actif, charmant, ouvert. C'est en tout cas ce qu'il ressort des articles de Michael K. Jones et de William Askins, qui s'appuient sur des sources historiques. Michael K. Jones: dès 1427, Charles d'Orléans a été l'élément actif d'un processus de paix construit qui prévoyait-de bonne foi-de placer la France sous domination anglaise. Il ne faut donc pas se méprendre. Lorsque dans ses Ballades, Charles d'Orléans évoque la "bonne paix," il s'agit bien de celle qui aurait installé effectivement et pour toujours Henri VI sur le trône de France. La ballade LXXV "En regardant vers le païs de France" (mai 1433) doit se lire en ce sens. De même, le très riche article de William Askins ("The Brothers Orléans and [Their] Keepers," p. 27-45) éclaire d'un jour nouveau l'univers socio-culturel du poète-et de son frère-durant sa captivité. Les huit nobles anglais qui tour à tour l'eurent en leur garde n'étaient pas des rustres, mais des hommes raffinés, dont certains étaient au centre de cercles lettrés qui favorisèrent échanges de livres, communauté d'inspirations littéraires et traductions. Chez Robert Waterton (14171419), à Metheley Hall, dans le Yorkshire, Charles rencontre Richard Fleming, futur évêque de Lincoln, l'un des fondateurs du Lincoln Collège d'Oxford auquel il lègue vingt-neuf manuscrits. C'est sans doute là que le poète "découvre" plusieurs auteurs spirituels originaires de cette région, Richard Rolle de Hampole et Etienne de Sawley par exemple. De 1422 à 1429, Charles est sous la garde de Sir Thomas Cumberworth, dans le Lincolnshire. Plusieurs voyages le mènent à Londres, où il fréquente les bibliothèques des chartreux, des franciscains, et des clunisiens de Bermondsey. Aux uns et aux autres, il emprunte des ouvrages pour copie: aux franciscains un manuscrit des poésies de Jean de Hoveden-qu'il oublie de rendre, et que l'on retrouve aujourd'hui à la Bibliothèque nationale de France (latin 3757)-à partir de cet exemplaire il fait copier pour son usage les Philomena et Cythara, dans le manuscrit latin 1201, textes dont il s'inspire dans son Canticum Amoris (cf. Gilbert Ouy). Aux clunisiens de Bermondsey, Charles emprunte pour copie un manuscrit du Donatus devotionis (l'actuel BnF, latin 3594). Dans le même temps, il prête certains de ses manuscrits, tel son exemplaire du Testamentum Peregrini de Gerson, une œuvre peu connue en Angleterre, que le bibliothécaire des franciscains, Thomas Wynchelsey, imitera.
De 1429 à 1432, Charles est sous la garde de John Cornwall; de son hôte il se fait un ami, auquel quelques années plus tard il offre, peut être (?), la traduction en anglais de ses poèmes, l'actuel manuscrit Londres, Brit. Libr., Harley 682. Chez William de la Pole, duc de Suffolk, son garde de 1432 à 1436, Charles d'Orléans rencontre Lydgate, le traducteur anglais du De Casibus de Boccace. Lui aurait-il fourni la version française de Laurent de Premierfait? À partir de 1436, notre poète est sous la garde de Reynald Cobham, dans l'entourage duquel l'on trouve Stephen Scrope, lui aussi traducteur anglais de textes français : l'Épître d'Othea de Christine de Pizan, la version française du De Senectute de Cicéron, les Dits des philosophes de Guillaume de Tignonville. Quelle influence attribuer à Charles d'Orléans dans ces traductions? N'a-t-il pas été d'une certaine manière le promoteur des lettres françaises en Angleterre? Voilà qui change radicalement l'image que nous avons de sa captivité. William Askins a ainsi jeté la base de recherches passionnantes sur les réseaux intellectuels côtoyés par Charles d'Orléans et son frère durant leur captivité. Comme il le souligne, celles-ci mériteraient d'être étayées par l'étude détaillée et comparée des manuscrits des différents protagonistes et par celle des groupes de tradition textuelle pour certaines œuvres.
Au centre de l'œuvre de la captivité, deux manuscrits, en français et en anglais, datés-pour partie-tous les deux de 1440 environ: le Paris, BNF, fr. 25458 et le Londres, Brit. Libr., Harley 682. Le premier contient toute l'œuvre en français jusqu'à 1465. Il a été formé à partir d'un "manuscrit primitif," écrit à Londres, vers 14391440, qui rassemblait les poèmes de captivité, selon leur forme rythmique, ballades, chansons, caroles; au départ d'Angleterre, ce manuscrit n'était encore qu'une suite de cahiers non reliés (voir à ce sujet F. Avril et P. Stinermann, Manuscrits enluminés d'origine insulaire de la Bibliothèque nationale, VIIeXXe siècle, Paris, 1987, n° 222). Par la suite, il deviendra l'album amicorum de la cour poétique de Blois. Le second manuscrit réunit cent quarante-deux poèmes anglais de Charles d'Orléans, dont une partie n'a pas d'équivalent français. Par l'étude comparée de la mise en page et de l'organisation des poèmes dans ces deux manuscrits, Mary-Jo Arn tente de confirmer l'attribution à Charles de la traduction-adaptation des poèmes anglais (cf. John Fox, "Charles d'Orléans, poète anglais," dans Romania, t. 86 [1965], p. 433462). S'il ne fait aucun doute que les deux manuscrits sont de facture identique, le premier d'une main française (avec une décoration secondaire anglaise), le second d'une main anglaise (sans décoration), rien ne justifie d'avancer la date du fr. 25458 jusqu'en 1436. L'auteur explique, en revanche, de manière convaincante la différence de structure dans l'organisation des poèmes des deux manuscrits. Le "manuscrit français" se présente comme une collection de poésies lyriques destinée à être continuée: il est rapporté en France. Le manuscrit anglais rassemblerait le contenu narratif du précédent sous la forme achevée d'un dit: il serait un cadeau de départ offert à un ami. Pour autant, l'argument est-il suffisant pour assurer à Charles la parternité des poèmes anglais? Non. On ne peut que rappeler les remarques de Daniel Poiron dans "Création poétique et composition romanesque dans les premiers poèmes de Charles d'Orléans," dans Revue des Sciences Humaines, n° 90 (1958), 185211, et l'article si suggestif de William Calin, "Will the Real Charles of Orléans Please Stand! or, Who wrote the English poems in Harley 682?," dans Conjonctures: Médiéval Studies in Honor of Douglas Kelly . . . 1994, p. 6986 [but see M. Arn, “Charles of Orleans and the Poems of BL MS, Harley 682,” English Studies, 74 (1993), 222–35]. S'il se confirme que le manuscrit de Londres a appartenu à John Cornwall, c'est sans doute dans son entourage qu'il faut chercher . . .
Exil de la langue, exil du monde, prison courtoise, autant de thèmes qui aident à cerner l'œuvre de la captivité que l'on appelle aussi "le Livre de Prison." L'exil, c'est, pour Claudio Galderisi, avant tout une distance linguistique que le poète ne cesse de sonder et qui fonde son œuvre: l'éloignement d'une langue maternelle, interdite en Angleterre, puis étrangère en France; le secret désir de la langue de l'autre, la langue du temps de sa jeunesse. C'est l'effacement de cette distance qui, par une merveilleuse alchimie, crée le charme du rondeau: "le rondeau aurélien, avec ses séquences d'images, sa narration hoquetée, le disloquement de la phrase, la danse syncopée des adverbes, apparaît [. . .] comme le vestige structurel d'une musique poétique battant la mesure du français selon le secret désir du tempo de l'anglais." S'attachant également aux questions de mixité des langues, John Fox propose de nouvelles interprétations des Rondeaux CLXX (89) et CCLVI (252); mais l'étude n'est pas aboutie. Pour gnognon, signalé à propos du rondeau CLXX "Quant n'ont assez fait dodo," il aurait fallu citer le DEAF, (G, 917), et en particulier faire gron-gron "grogner" (des enfants) (FEW, IV, 291 b, GRUNDIRE), qui fait donc pendant à "faire dodo" et "faire joujou" du poème; il aurait fallu au moins mentionner que Pierre Champion ne voyait pas dans ce rondeau une berceuse, mais une pièce contre les fourbes italiens, comme le rondeau CCLVI "Contre fenoches et nox buze." De la même manière, Rouben C. Cholakian montre bien que le lieu de captivité du poète est intérieur; c'est une vision poétique subjective qui intériorise le monde extérieur; le retour en France n'y change rien. De ce point de vue, il n'y a pas de différence notable entre les ballades de captivité et les rondeaux.
Dans un article brillant sur la réception de l'œuvre au XVIe siècle, Jean-Claude Mühlethaler ("Charles d'Orléans, une prison en porte-à-faux. Co-texte courtois et ancrage référentiel: les ballades de la captivité dans l'édition d'Antoine Vérard, 1509," p. 167182) montre que l'expérience de l'exil qui nous touche aujourd'hui n'entrait pas dans les critères esthétiques de la Renaissance. Ainsi dans l'édition gothique de Charles d'Orléans que sont La Chasse et Le Départ d'Amours, Vérard offrait-il, en 1509, une lecture strictement courtoise de l'œuvre de captivité, qui débutait par la ballade XL (40) "Prisonnier suis d'Amour martir," la prison étant alors un "lieu privilégié de l'écriture amoureuse et poétique."
L'ouvrage est passionnant et d'une grande cohérence. Il s'achève par un supplément à la bibliographie de Deborah Hubbard Nelson (Charles d'Orléans: an Analytical Bibliography, London, 1990).
Marie-Hélène TESNIÈRE.
Romania 120 (2002), 558–60.